dimanche 1 septembre 2013

Plumes et Astuces

Question de point de vue

Aujourd’hui, j’ai choisi d’aborder la question du point de vue narratif, également appelé « focalisation » (oh, les vieux souvenirs de collège !). Je pense que ce sujet est d’autant plus susceptible de vous intéresser qu’il concerne n’importe lequel d’entre vous, auteur débutant ou confirmé, quel que soit votre genre littéraire ou votre style d’écriture. En effet, le point de vue est à l’auteur ce que la caméra est au réalisateur : c’est lui qui définit l’angle sous lequel est racontée l’histoire. Vous comprendrez dès lors que selon votre choix (délibéré ou pas), ça changera toute la perspective du récit. Je vais aborder ici les différents points de vue possibles, sans prétendre que l’un est meilleur que l’autre : à vous de déterminer lequel servira le mieux votre histoire !

Le point de vue omniscient

On parle de point de vue omniscient ou de focalisation zéro quand le narrateur* de l’histoire sait absolument tout sur tout de tous les personnages : leurs pensées intimes, leur passé, présent et futur, ce qu’ils font chacun de leur côté et ce même s’ils sont séparés par des milliers de kilomètres. Votre narrateur est Dieu. Dans ce genre de récit, on glisse du point de vue d’un personnage à celui d’un autre, parfois sans transition, comme si on pouvait voyager de tête en tête. Le lecteur peut même savoir des choses que tous les personnages de l’histoire ignorent ! Comme l’explique très bien la Wikiversité « aucune réalité, la plus dissimulée soit-elle, la plus complexe, la plus inconsciente même, ne lui échappe [au narrateur] et donc n’échappe au lecteur ».

Le point de vue omniscient est particulièrement intéressant quand votre intention d’auteur est, par exemple, de brosser un tableau de psychologies avec le plus d’exhaustivité possible (c’est la démarche de Balzac pour sa Comédie humaine) ou de dévoiler un monde imaginaire dans ses moindres rouages (comme Terry Pratchett le fait, avec énormément d’humour, dans les Annales du Disque-monde). En revanche, si vous maniez des récits où les secrets, les zones d’ombre ou le suspense sont des ingrédients importants, le point de vue omniscient sera à manier avec des baguettes.

* À ne pas confondre avec vous-même, auteur en chair et en os, parce que oui, l’écriture reste un acte fondamentalement schizophrénique.

Le point de vue externe
 
Le point de vue externe peut être soit neutre, soit impliqué.

Pour le point de vue externe neutre, j’ai envie de dire que c’est l’antipode du point de vue omniscient. Le narrateur reste un témoin extérieur à l’histoire (ce n’est pas un personnage) et en plus il ne connaît rien d’autre que ce qui est montré. Avec ce genre de focalisation, tout se passe comme si votre lecteur assistait à l’histoire comme à un film, sans voix off pour dire ce qui se passe dans le crâne et dans le cœur des personnages. Vous, auteur, vous vous cantonnez à décrire les actions et les dialogues, sans émettre de jugement personnel, en toute objectivité. Tout au plus, vous pouvez attirer l’attention sur telle expression du visage, sur tel geste équivoque, sur tel détail important, comme le ferait le zoom d’une caméra.

Ce point de vue est intéressant si votre démarche d’auteur est d’atteindre une objectivité totale, si l’action du récit, les faits présentés sont plus importants que la psychologie intime des personnages. Revers de la médaille : votre lecteur aura plus de mal à s’identifier à ces derniers.

Concernant le point de vue externe impliqué, la démarche est la même que ci-dessus, à cette différence près que votre narrateur prend de la consistance et s’autorise des commentaires personnels. Il ne connaît toujours pas les pensées et les sentiments intimes de vos personnages, il n’est toujours pas lui-même un protagoniste intérieur au récit, mais il raconte l’histoire en y mettant sa petite touche personnelle : ton ironique, ton poétique, ton dramatique, etc. Si je devais choisir un exemple, je citerais les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire où le narrateur (qui porte d’ailleurs le même nom que l’auteur du livre, Lemony Snicket) raconte l’histoire des trois orphelins sur un ton bien à lui : « Si vous aimez les histoires qui finissent bien, vous feriez beaucoup mieux de choisir un autre livre. Car non seulement celui-ci finit mal, mais encore il commence mal, et tout y va mal d'un bout à l'autre, ou peu s’en faut. »

Le point de vue interne

Le point de vue interne plonge directement votre lecteur dans la peau du personnage. Nous ne voyons que ce que votre héros regarde, nous n’entendons que ce qu’il écoute, nous suivons le processus de ses raisonnements et nous assistons à l’ébullition de ses émotions. Bref, toute la perception de la narration est concentrée sur la sienne. Si le point de vue interne est systématique dans les récits écrits à la première personne (« je »), il est tout à fait possible de le trouver aussi dans des récits écrits à la troisième personne : c’est ce que fait par exemple J. K. Rowling dans les Harry Potter. Si vous optez pour cet angle d’attaque, je vous conseille de l’exploiter à fond pour en tirer le meilleur jus : maintenez un bon équilibre entre le cérébral, l’émotionnel et le sensoriel afin de permettre à votre lecteur de vivre en phase avec votre héros. Vous pouvez aussi recourir à cette narration pour produire des effets de surprise, comme l’a fait Agatha Christie dans Le Meurtre de Roger Ackroyd. En effet, le point de vue interne n’empêche pas votre personnage de dissimuler des informations au lecteur, de se mentir à lui-même, d’être prisonnier de sa subjectivité : ces zones d’ombre sont autant de pistes de réflexion intéressantes !

Si un roman peut être entièrement écrit avec une seule focalisation interne, il peut également l’être avec plusieurs. N’est-ce pas alors un point de vue omniscient ? me demanderez-vous. Non, pas si vos focalisations se cantonnent à un nombre limité de personnages et que le lecteur ne sait rien d’autre que ce qu’ils savent eux-mêmes. Prenez le Trône de fer, de George R. R. Martin : un chapitre est égal à un point de vue (le chapitre porte d’ailleurs le nom du personnage dont le point de vue est adopté). Vous pouvez aussi glisser de la tête d’un personnage à un autre à l’intérieur d’une même scène, mais faites juste attention à ne pas déboussoler votre lecteur et à éviter les redites entre ce que les personnages pensent et ce qu’ils se disent.

J’aurais tendance à recommander l’usage d’un seul point de vue interne si votre récit comporte beaucoup de zones d’ombre que seul votre héros doit explorer. De cette façon, le lecteur fera chaque découverte au même rythme que lui. Si au contraire vous vous attaquez à une réalité plus vaste et plus complexe, si votre action se déroule simultanément dans plusieurs endroits à la fois, si vous vous heurtez vite aux limites d’un seul point de vue, je vous encourage à étendre la focalisation à d’autres personnages clefs.

Puis-je mélanger différentes sortes de focalisation ?

En écriture, il n’y a pas de loi, tout est possible. Certains parmi vous, dont je lis religieusement les histoires, le font déjà : pluralité des points de vues internes, une petite touche d’omniscience ici et là, un narrateur externe neutre qui apostrophe soudain le lecteur. Il n’y a pas de recette imposée, tous les points de vue se défendent (oui, bon, d’accord, le jeu de mots est de Shao, pas de moi). Je vous recommande simplement de réfléchir à ce que vous voulez mettre en lumière et ce que vous voulez garder dans l’ombre, puis d’adopter un angle de caméra en conséquence.

À présent, chers auteurs, n’hésitez pas à prolonger cette plume et astuce : quels points de vue aimez-vous adopter dans vos romans ? quelle focalisation vous a le plus étonné ? seriez-vous tentés d’essayer de nouveaux angles d’attaque ? La parole est à vous !

Cristal

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